Marc Dugain, la fiction pour dire l'histoire (2024)

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Avant l'âge de 40 ans, il menait la vie d'un homme d'affaires, loin de l'écriture. De "La Chambre des officiers" et la guerre de 14 à "La Malédiction d'Edgar" et les Etats-Unis des années 1950, son goût de raconter passe par la confrontation avec le réel.

ParSamuel Blumenfeld

Publié le 17 août 2006 à 18h46, modifié le 17 août 2006 à 18h50

Temps de Lecture 5 min.

Comme tant d'autres écrivains, Marc Dugain a eu deux vies. A 40 ans, à la fin des années 1990, il n'avait encore jamais touché à un stylo. Il travaillait dans la finance aéronautique et dans l'aviation opérationnelle, enseignait la finance à l'Ecole supérieure de commerce (Sup de co) de Lyon, menait la vie d'un homme d'affaires aisé, passionné de chevaux et de voitures décapotables. On l'imagine alors en Gatsby modèle réduit, produit de son époque, qui a cru aux bienfaits de la banque et à l'entreprise, souscrivant avec d'autant plus d'enthousiasme à ce système qu'il en était l'un des principaux bénéficiaires.

De cette époque, Marc Dugain a aujourd'hui gardé le plus important, en l'occurrence une certaine élégance, une rigueur dans la tenue, un soin vestimentaire et une manière de tenir sa cigarette qui relève plus d'un rituel aristocratique que d'une addiction à la nicotine. Il tirera plus tard, en 2000, un roman de cette première vie, Campagne anglaise, l'histoire d'un homme d'affaires seul, cynique et déprimé. Il le reconnaît désormais sans peine : "Ce roman était raté, une vraie merde." La sentence sonne comme une évidence : de cette existence vide, il ne pouvait effectivement sortir qu'un roman creux.

A l'origine du Marc Dugain écrivain il y a une fêlure. Pas celle évoquée par Scott Fitzgerald, propre aux individus qui ont tiré avantage des excès de leur époque et se sont impitoyablement perdus dans sa frivolité. La fêlure inscrite dans le cerveau de Marc Dugain est plus profonde. Enfant, il passe ses vacances à La Valette-du-Var, près de Toulon, dans un château. A l'intérieur, des dizaines d'hommes au visage défiguré. Parmi eux, Eugène Fournier, son grand-père maternel, dont le nez et le visage ont laissé place à un trou béant à la suite d'une bataille de tranchées pendant la première guerre mondiale. "Ce centre des gueules cassées est devenu mon univers. Je m'étais complètement habitué à ces visages monstrueux."

A la fin de la première guerre, le visage rafistolé après plusieurs années passées à l'hôpital du Val-de-Grâce, Eugène Fournier reprend son métier d'ingénieur. Il rencontre et épouse Germaine, fille d'un tailleur juif de Varsovie. Germaine a quatorze ans de moins que son mari. Ils ont une fille, la mère de Marc Dugain. Elle épouse un ingénieur poliomyélitique, comme pour mieux parfaire la trajectoire d'une famille qui semble condamnée à accumuler les handicaps et les différences pour s'affirmer.

"J'entretenais des rapports très étroits avec ma grand-mère maternelle. Aujourd'hui encore, je suis dans la recherche de son humour juif d'Europe centrale. Je suis plus proche de cette culture que de l'héritage breton laissé par mon père, issu, lui, d'une famille de marins."

DES VÉRITÉS ÉLÉMENTAIRES

Cette grand-mère adulée déclenche involontairement chez son petit-fils une vocation d'écrivain. Alors qu'il pressent la disparition de cette femme, Marc Dugain comprend qu'il doit témoigner de cette guerre de 14. Il écrit La Chambre des officiers en quinze jours. Sa grand-mère aura le temps de lire le manuscrit avant de traverser l'autre rive. Il raconte bien entendu l'histoire d'Eugène Fournier. Le roman est écrit à la première personne, comme si la voix de l'auteur se confondait avec celle de son grand-père. Ce procédé deviendra une constante chez l'écrivain, qui utilise systématiquement la narration subjective pour dialoguer avec son lecteur et en faire le dépositaire d'un secret inavouable. On n'apprend jamais rien de fondamentalement neuf dans un roman de Marc Dugain et, pourtant, des vérités élémentaires, comme l'horreur des tranchées, ou, dans La Malédiction d'Edgar, les raisons de l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy, portent à chaque fois le sceau de la révélation.

Lors de sa publication en 1998, La Chambre des officiers devient un immense succès de librairie : 240 000 exemplaires, plusieurs prix littéraires, une adaptation au cinéma en 2001, réalisée par François Dupeyron, qui réunit près d'un million de spectateurs. Ce statut inattendu d'auteur de best-seller effraie d'abord Marc Dugain, puis il prend rapidement la mesure de cette chance : celle de commencer enfin sa vraie vie.

En 2001 il liquide l'ancienne, se retire des affaires, "avec suffisamment d'argent pour avoir un peu de visibilité". Il est certain d'une chose : il ne connaîtra jamais l'angoisse de la page blanche. Pour s'être tu pendant quarante ans, il lui faut désormais gérer ce besoin de raconter des histoires si longtemps réprimé.

Après son troisième roman, Heureux comme Dieu en France, où il s'inspire de l'histoire de son oncle, résistant pendant la seconde guerre mondiale, Marc Dugain s'attelle en 2005 à La Malédiction d'Edgar, un portrait de John Edgar Hoover, le patron du FBI entre 1924 et 1972, écrit à partir des mémoires imaginaires d'un certain Clyde Tolson, adjoint et surtout amant de Hoover. Le roman se concentre essentiellement sur les années 1960, de l'élection de John Kennedy à l'assassinat de son frère Robert, en 1968. Le passage des tranchées de 1914 aux arcanes de la Maison Blanche traduit un cheminement cohérent de la part d'un auteur qui, après s'être attaché à l'une des gueules cassées de la Grande Guerre, se penche, avec Kennedy, sur l'un des plus séduisants visages du XXe siècle.

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"J'ai lu tout ce que je pouvais sur les Kennedy depuis vingt ans. La version officielle que l'on donne de cette famille est une telle fiction que je me suis dit qu'il fallait en faire de la littérature, or celle-ci ne doit rien à la vérité. Avec Kennedy, on entre dans l'ère des médias télévisés. C'est le début de la grande distorsion entre la fiction et la réalité. Kennedy a tout pour lui, mais derrière ce visage angélique il y a un hyperpragmatique cynique. Il y a son élection qui a été arrangée par son père et la Mafia, une tricherie qui mène à son assassinat."

Marc Dugain vient de terminer son nouveau roman consacré à la tragédie du Koursk, le sous-marin nucléaire russe qui a sombré avec 118 hommes d'équipage le 12 août 2000. "Cela me permet d'explorer à ma façon Staline, le communisme, le KGB et l'antisémitisme." Il a voyagé à Mourmansk pour les besoins de son livre, est descendu à bord d'un sous-marin nucléaire, pour confronter à nouveau le réel, l'histoire et la fiction - seule capable d'écorner les apparences derrière lesquelles se dissimulent les grands personnages de l'histoire.

Samuel Blumenfeld

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